Le 9 août 2025, CRDB Bank a officiellement lancé le premier sukuk d’entreprise de Tanzanie sous sa fenêtre de banque islamique Al Barakah — un jalon qui fait passer la finance islamique du stade de concept à celui d’exécution. Pour la première fois, les investisseurs sensibles à la charia disposent d’un instrument de marché des capitaux structuré, tandis que l’ensemble du secteur financier entrevoit la possibilité de gagner en profondeur, en inclusion et en connectivité régionale.
Dans cet entretien exclusif avec Sory Touré(directeur de publication de Islamic Finance Magazine), M. Rashid Rashid, directeur de la banque islamique chez CRDB, explique la stratégie, la structure, l’accueil du marché, l’environnement réglementaire et la vision d’ensemble pour la Tanzanie et l’Afrique de l’Est. Ses réponses, franches et souvent passionnées, révèlent à la fois la mécanique technique et l’esprit de cette initiative.
INTENTION STRATÉGIQUE DU SUKUK
Sory Touré: CRDB vient de lancer le premier sukuk d’entreprise de Tanzanie. Quel manque stratégique cherchiez-vous à combler et en quoi cela reflète-t-il la vision de CRDB ?
Rashid Rashid : D’un point de vue stratégique, l’initiative sukuk s’inscrit dans notre raison d’être : améliorer et transformer les moyens de subsistance de notre communauté. En émettant ce sukuk, Al Barakah propose un véhicule d’investissement aux clients à la recherche de solutions charia-compatibles qui étaient jusque-là exclus des obligations conventionnelles en vogue sur le marché.
En retour, les fonds serviront à financer des projets et des activités licites et conformes à la charia. Ces projets ne sont pas des abstractions économiques : ils créent des emplois, élargissent les opportunités et alimentent l’économie au sens large via la fiscalité. En somme, nous comblons un double manque : l’inclusion et l’opportunité. D’ici trois ans, nous voyons la division de banque islamique de CRDB croître significativement — et, par ricochet, l’ensemble du secteur de la finance islamique prospérer, car nous venons d’enclencher la dynamique. Le régulateur envisage d’instaurer un cadre réglementaire complet et, une fois en place, l’activité bancaire islamique deviendra courante en Tanzanie.
STRUCTURE ET INTÉGRITÉ CHARIA
S.T. : Pourquoi avoir choisi cette structure de sukuk, et comment garantit-elle la conformité à la charia ?
R.R. : Merci pour la question. Il s’agit d’un Sukuk Ijara. Nous avons jugé que cette structure était la plus adaptée à ce stade pour notre marché. Nous avons pris en compte la réglementation existante de la Banque centrale, les normes comptables, les lignes directrices sur les sukuk publiées par la Capital Markets and Securities Authority (CMSA) de Tanzanie, ainsi que les standards internationaux en matière de conformité charia et les pratiques de la place. Avec l’approbation de notre Shariah Advisory Board, nous avons identifié certains actifs de la banque et les avons cédés aux souscripteurs sous forme d’usufruit. Étant donné que nous utilisons ces actifs au quotidien pour soutenir Al Barakah Banking, nous les avons ensuite pris en location. Ainsi, nous versons aux souscripteurs un loyer alimenté par les résultats de l’activité Al Barakah de CRDB, ce qui permet d’offrir à nos clients un profit fixe sous forme de loyers.
Par ailleurs, en Tanzanie, en tant que banque, nous ne pouvons pas constituer de SPV (véhicule ad hoc). Nous avons donc conçu la structure la plus proche possible dans le cadre réglementaire, tout en respectant la charia. CRDB Capital Markets — qui opère sous sa propre licence avec des cloisons étanches — a agi en qualité de fiduciaire des clients au nom de CRDB Bank, via la fenêtre Al Barakah. L’intégrité de la structure et la conformité à la charia sont ainsi préservées. Le montage a été pleinement approuvé par notre Shariah Advisory Board et par la CMSA.
ACCUEIL DU MARCHÉ ET INVESTISSEURS DE RÉFÉRENCE
S.T. : Qui a investi dans ce premier sukuk ?
R.R. : Nous avons pu attirer des investisseurs de référence solides. CRDB est la première banque de Tanzanie ; le lancement d’Al Barakah Sukuk a donc naturellement suscité beaucoup d’intérêts. Notre principal investisseur ( anchor investor) est British International Investment (BII), une institution britannique qui mise sur le potentiel de long terme de l’économie tanzanienne. Ils ont vu dans ce sukuk non seulement un instrument, mais le signe d’une trajectoire de croissance et d’une volonté d’inclusion financière et d’autonomisation des communautés.
Nous avons également accueilli Iman Fund, un fonds d’investissement conforme à la charia en Tanzanie, qui s’est engagé sur un montant significatif. À Zanzibar, où la population est musulmane à 99 %, des entités publiques ont aussi manifesté un fort intérêt. Au-delà, des entreprises et de nombreux particuliers ont participé. Nous constatons non seulement la confiance des institutionnels, mais aussi l’enthousiasme du détail et une participation de masse — ce qui est au cœur de notre objectif.
ENSEIGNEMENTS ET FEUILLE DE ROUTE
S.T. : Quels enseignements tirez-vous de cette émission et quelles sont les prochaines étapes ?
R.R. : Quelques semaines seulement après le lancement, nous apprenons déjà beaucoup. Premier enseignement : la demande est forte — plus forte que prévu. Deuxième enseignement : la sensibilisation. Beaucoup demandent encore : « Qu’est-ce qu’un sukuk ? » Certains pensent même qu’il est réservé aux musulmans. Nous nous attachons à clarifier qu’un sukuk est ouvert à tous les investisseurs. Il s’agit de finance éthique, pas d’exclusivité religieuse.
Pour la suite, ce premier sukuk est un terrain d’apprentissage. L’avenir s’annonce encore plus prometteur. Au vu de l’appétit, nous prévoyons d’émettre des sukuk de taille plus importante et, à terme, de viser des cotations sur le marché international. Notre feuille de route à trois ans est claire : intensifier la sensibilisation, augmenter les tailles d’émission et renforcer l’infrastructure de marché. Ce n’est qu’un début.
POSITIONNEMENT RÉGIONAL
S.T. : En quoi ce sukuk positionne-t-il la Tanzanie dans le paysage de la finance islamique en Afrique de l’Est ?
R.R. : Le marché d’Afrique de l’Est adopte progressivement la finance islamique. Chaque pays a son point de départ. Le Kenya compte déjà plusieurs banques islamiques et un corpus d’orientations. L’Ouganda a récemment introduit une réglementation, avant même l’arrivée d’opérateurs. Le Rwanda avance également en ce sens. Le Burundi dispose d’une banque avec une fenêtre islamique. La Tanzanie, de façon intéressante, a adopté une approche plus offensive : nous avons commencé par l’opérationnel, et la réglementation rattrape son retard sous différents angles.
Nous capitalisons aussi sur l’expertise des régions plus matures, notamment le GCC, très en avance en matière de banque islamique. Ce qui s’est produit en Tanzanie et au Kenya a inspiré l’Ouganda, et le Rwanda est désormais motivé, tandis que le Burundi a déjà rejoint le mouvement. Nous nous stimulons mutuellement. Je pense que nous allons tous dans la bonne direction, et la Tanzanie s’inscrit dans une dynamique régionale de croissance.
Le marché d’Afrique de l’Est adopte progressivement la finance islamique. Chaque pays a son point de départ. Le Kenya compte déjà plusieurs banques islamiques et un corpus d’orientations. L’Ouganda a récemment introduit une réglementation, avant même l’arrivée d’opérateurs. Le Rwanda avance également en ce sens. Le Burundi dispose d’une banque avec une fenêtre islamique. La Tanzanie, de façon intéressante, a adopté une approche plus offensive : nous avons commencé par l’opérationnel, et la réglementation rattrape son retard sous différents angles.
RÉGLEMENTATION ET NEUTRALITÉ FISCALE
S.T. : La fiscalité constitue souvent un frein à la finance islamique. Comment la Tanzanie a-t-elle abordé ce sujet ?
R.R. : Vous avez raison. Au début, le Murabaha était le contrat le plus utilisé et il soulevait de nombreux écueils fiscaux en raison des opérations d’achat-revente. Mais compte tenu de l’essor de la finance islamique, l’intervention du gouvernement est devenue nécessaire. En 2022, la Tanzanie a modifié sa législation fiscale pour reconnaître la banque islamique comme une forme de financement alternative. Ce fut un tournant, car cela a permis d’éviter un désavantage fiscal par rapport à la banque conventionnelle.
Aujourd’hui, nous opérons en neutralité fiscale, sans crainte de double imposition. Nous sommes reconnaissants envers notre gouvernement, qui a joué un rôle déterminant pour créer un environnement propice à l’innovation financière. Sa volonté est claire : dès que surgissent des défis, des solutions sont recherchées. C’est la preuve d’un engagement délibéré à laisser la finance islamique se développer au rythme de la demande de la clientèle et de l’innovation.
DIFFÉRENCIATION D’AL BARAKAH (CRDB)
S.T. : CRDB Al Barakah a été reconnue « Meilleure banque islamique de Tanzanie ». Qu’est-ce qui vous distingue ?
R.R. : Merci. CRDB est déjà la première banque du pays, et sa décision d’embrasser la banque islamique a envoyé un signal fort sur son leadership. En moins de quatre ans, Al Barakah a connu une croissance remarquable : plus de 350 000 clients, des dépôts conformes à la charia de plus de 115 millions USD, et un portefeuille de financements de près de 110 millions USD. Ces fonds irriguent des secteurs clés — agriculture, commerce, transport, santé, pour n’en citer que quelques-uns.
Nous avons aussi aligné notre croissance sur l’innovation digitale. Les clients peuvent ouvrir un compte islamique instantanément depuis leur téléphone. Toutes les solutions de la banque conventionnelle sont déclinées chez Al Barakah, des financements aux comptes diaspora. Nous avons d’ailleurs lancé un compte Tanzanite spécifique à notre diaspora. En complément, nous proposons des solutions fondées sur la foi, comme le compte Sadaka (charité) et des financements Hajj et Umra. Nous avons aussi noué un partenariat avec le gouvernement de Zanzibar pour des solutions dédiées aux petits agriculteurs et à la pêche. Même pour ce sukuk Al Barakah, la souscription se fait en toute simplicité via notre application mobile primée, Simbanking. Cette dynamique, cette innovation et cette inclusivité représentent des marques de différentions.
En moins de quatre ans, Al Barakah a connu une croissance remarquable : plus de 350 000 clients, des dépôts conformes à la charia de plus de 115 millions USD, et un portefeuille de financements de près de 110 millions USD. Ces fonds irriguent des secteurs clés — agriculture, commerce, transport, santé, pour n’en citer que quelques-uns.
GOULETS D’ÉTRANGLEMENT ET CONTRAINTES
S.T. : Quels sont les principaux défis de la finance islamique en Tanzanie ?
R.R. : Le plus évident est réglementaire. Nous n’avons pas encore un cadre complet de la Banque centrale pour la banque islamique. Nous manquons aussi d’un marché monétaire interbancaire islamique, ce qui crée des risques de liquidité, notamment pour les banques pleinement islamiques. En takaful, la réglementation exige des opérateurs dédiés — les « fenêtres » ne sont pas autorisées — ce qui implique des exigences de capital élevées et freine l’entrée sur le marché.
L’autre défi est la sensibilisation. C’est courant dans de nombreux pays : plus l’on sensibilise, plus l’on observe de l’attractivité. La bonne nouvelle, c’est qu’en Tanzanie, la plupart des textes touchant la finance islamique ont été publiés ces 24 à 36 derniers mois. Cela témoigne de la volonté du gouvernement d’accompagner le mouvement. Nous aimons dire : « l’herbe pousse là où la terre est fertile ». La Tanzanie prouve que son sol est fertile pour la banque en général — et, partant, pour la finance islamique.
PERSPECTIVES
S.T. : Comment voyez-vous l’avenir de la finance islamique en Tanzanie ?
R.R. : La banque islamique en Tanzanie a démarré autour de 2008. La croissance a d’abord été marginale et, pendant plus d’une décennie, elle est restée atone. Mais lorsque CRDB, la plus grande banque du pays, est entrée sur ce segment, la narration a changé et continue de changer. La réglementation a commencé à se structurer, la sensibilisation s’est accrue et la croissance est devenue nette.
En trois à quatre ans, nous avons assisté à plus de progrès que sur la douzaine d’années précédente. Désormais, tout le monde avance ; d’autres banques s’éveillent. L’avenir est très prometteur. D’ici trois à cinq ans, la banque islamique ne sera pas seulement présente — elle sera mainstream. Plus de banques rejoindront le mouvement, davantage de produits verront le jour et le marché tanzanien s’imposera comme un hub pour l’Afrique de l’Est. CRDB Bank et toute sa direction sont fiers de contribuer à cette dynamique de croissance du secteur financier.
En trois à quatre ans, nous avons assisté à plus de progrès que sur la douzaine d’années précédente. Désormais, tout le monde avance ; d’autres banques s’éveillent. L’avenir est très prometteur. D’ici trois à cinq ans, la banque islamique ne sera pas seulement présente — elle sera mainstream. Plus de banques rejoindront le mouvement, davantage de produits verront le jour et le marché tanzanien s’imposera comme un hub pour l’Afrique de l’Est. CRDB Bank et toute sa direction sont fiers de contribuer à cette dynamique de croissance du secteur financier.
Je tiens simplement à vous remercier de m’avoir donné l’occasion de partager ce qui se passe en Tanzanie. La banque islamique a parcouru un long chemin ici, mais elle accélère aujourd’hui. L’entrée de CRDB a accéléré la sensibilisation et la croissance. L’histoire est en cours d’écriture, mais l’avenir est radieux. La Tanzanie est prête à devenir un leader de la finance islamique en Afrique.
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