« Les perspectives sont prometteuses : le marché régional de l’assurance devrait dépasser les 44 milliards de dollars en 2028, avec une croissance annuelle de 5,3 % », annonçait Alpen Capital en 2024. Une trajectoire qui fascine et interroge, dans un Golfe où la concentration du secteur financier s’accélère à un rythme inédit depuis deux ans.
Des transactions record, des positions consolidées
En 2022, la valeur totale des primes d’assurance (GWP) dans le Golfe a bondi de 15,2 % pour atteindre 32,7 milliards de dollars – soit une progression plus de deux fois supérieure à celle du PIB régional la même année. « La région reste résiliente malgré les chocs inflationnistes et géopolitiques », souligne Fareed Lutfi, secrétaire général de l’Emirates Insurance Association. Ce contexte porteur favorise l’effervescence des mouvements M&A : 2022-2023 a vu s’aligner des opérations majeures comme la prise de contrôle d’Allianz Saudi Fransi par Abu Dhabi National Insurance Company pour 133 millions de dollars, la fusion Walaa/SABB Takaful en Arabie Saoudite, ou encore l’acquisition de la société Vision Insurance à Oman pour 4,7 milliards d’OMR.
Au total, plus de 15 opérations structurantes ont été recensées en moins de 20 mois — bien au-delà de la moyenne décennale, selon les dernières données S&P Capital IQ.
« S’unir pour survivre » – une réalité chiffrée
Derrière ce mouvement, la pression réglementaire pèse : la mise en œuvre rapide d’IFRS 17 oblige les assureurs à revoir modèles, capitalisation et reporting, en particulier pour les petits et moyens acteurs qui peinent à absorber l’impact : « La consolidation n’est plus une option : seuls les groupes capables de digérer ces exigences resteront compétitifs », explique anonymement le directeur d’une compagnie émiratie. Un constat partagé par plusieurs analystes qui anticipent une vague de rapprochements dans les années à venir pour gagner en capacité de résistance et diversifier l’offre, face aux défis de conformité, digitalisation et coûts. »
La fragmentation du marché – 43,5 % du GWP pour l’Arabie Saoudite, 39,3 % pour les EAU, loin devant Oman ou le Qatar (<6 %) – rend la taille critique encore plus décisive. L’exemple koweïtien est révélateur : le pays affiche la plus forte croissance du secteur (8,7 %/an sur cinq ans), portée par la généralisation de l’assurance santé obligatoire.
Des marchés à la croisée des innovations et nouveaux usages
Mais la tectonique ne s’explique pas que par la régulation. La digitalisation transforme la distribution, accélère les processus, et impose d’investir — massivement — pour ne pas disparaître. Les sociétés historiques s’allient avec les nouveaux venus de l’Insurtech : compétition sur la cybersécurité, analyse prédictive, gestion des sinistres en temps réel, adaptation de l’offre… « L’année 2023 a révélé l’émergence de produits novateurs : cyberassurance, micro-assurance, couvertures santé renforcées », résume le CEO d’une compagnie d’assurance en Oman, qui observe aussi une montée forte du digital : « Désormais, l’IA s’invite dans la tarification, la gestion des sinistres ou la détection de fraude ; la bataille se joue autant sur la technologie que sur le produit. » Cette transformation s’accompagne d’une explosion de la distribution digitale et d’une demande de modèles personnalisés, avec un client final “beaucoup plus exigeant”, confirme-t-il. « Un contrat gagné ou perdu se joue désormais sur la réactivité, le parcours client, la capacité à personnaliser le risque » poursuit un courtier qatari à Doha. Le mouvement est aussi nourri par l’introduction de garanties obligatoires — la santé, en première ligne, mais aussi l’assurance chômage aux Émirats, ou la généralisation de la couverture médicale au Qatar.
Les compagnies du Golfe investissent aussi massivement dans l’ESG, anticipant la pression des régulateurs et l’exigence des investisseurs étrangers : ESG n’est plus une thématique “nice-to-have”, c’est devenu un critère déterminant de compétitivité .
L’intervention feutrée des Fonds souverains
Derrière nombre d’opérations, on retrouve la patte subtile des fonds souverains — ADIA, QIA, PIF. En injectant du capital ou en favorisant des rapprochements, ils jouent les arbitres d’un marché en pleine recomposition. Loin d’être de simples bailleurs, leur logique vise souvent à bâtir des champions régionaux, capables de rivaliser à l’international. Cette stratégie d’extension hors-Golfe se lit dans les ambitions affichées : « Notre horizon n’est plus exclusivement régional », confiait un gérant institutionnel saoudien
Leur rôle, toujours plus proactifs dans la structuration des mégafusions, change la donne : le rachat par Fairfax de près de 46 % du capital de Gulf Insurance Group pour 851 millions de dollars, ou l’entrée d’Al Alfia Holding dans SEIB Qatar, illustrent une réorganisation profonde du secteur. Parallèlement, plus de « 6,6 millions » de salariés ont souscrit à la nouvelle assurance chômage obligatoire aux Émirats en moins d’un an, selon la Middle East Insurance Review, ce qui propulse la demande en couverture.
D’après le SAMA, la Bourse saoudienne a vu les indices assurance progresser de plus de 56 % en douze mois, record régional, bien devant Dubaï ou Abu Dhabi. L’indice assurance du Koweït a, lui, flambé de plus de 65 %.
Avec une pénétration du secteur encore faible (1,5% contre 6,8% dans le monde), la région GCC reste un immense terrain de croissance. Mais à l’heure où les grandes manœuvres de consolidation continuent, un assureur de Doha résume les attentes : « La capacité à transformer la taille en agilité, à allier innovation, profitabilité et cap ESG, définira le vrai leadership régional après 2025. »
2025 n’est pas encore terminé…
Si le secteur affichait une santé de fer et des taux de croissance prévisionnels records (5 % à 7 % par an selon Alpen Capital,2024), l’écosystème reste sous tension : claims inflation, concurrence féroce sur l’automobile et la santé, montée des risques climatiques et cyber, rareté des talents. Les compagnies doivent non seulement accélérer dans la technologie mais aussi composer avec la montée en puissance des exigences ESG, aujourd’hui incontournables lors des grandes levées de fonds ou appels d’offres publics.
Certains observateurs estiment que le pic de la vague M&A n’est pas encore atteint : « L’appétit régional reste fort, surtout du côté des assureurs moyens ou des acteurs spécialisés qui cherchent à s’adosser pour passer un cap », résume un consultant de Manama. L’ère du « petit » indépendant touche à sa fin ; place aux groupes structurés, agiles, capables de s’internationaliser.
En filigrane, la vague actuelle de fusions, loin d’un simple mouvement de rationalisation, apparaît comme le signal d’une mue profonde : passage de la simple gestion de risque au pilotage stratégique, accélération de l’intégration Sud-Sud, ouverture à l’innovation. Et une certitude : le vrai test du secteur, désormais, se jouera sur la capacité à créer de la valeur sans sacrifier la rentabilité, dans un environnement où le volume ne garantit plus la sécurité.
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