Un arrêt historique de la Cour de cassation de Dubaï interdit toute forme de pénalités de retard aux banques islamiques et compagnies de takaful, provoquant une onde de choc, mettant en lumière les défis de l’articulation entre droit moderne des affaires, principes de la charia et pragmatisme commercial.
Un arrêt inédit sur fond de conflit contractuel
Le 8 juillet 2025, la Cour de cassation de Dubaï s’est prononcée dans une affaire emblématique opposant une grande banque islamique à son client autour d’un montage de financement mourabaha de 7,5 millions de dollars. Le client, faute de remboursement intégral à échéance, voit la banque réclamer non seulement le principal, mais aussi 5% d’intérêts de retard, s'appuyant sur des précédents où la pénalité, reversée à la charité (et donc non captée par la banque), était souvent tolérée dans la région.
Mais la défense s’insurge : selon l’article 473 de la Loi Fédérale de 2022 sur les transactions commerciales, aucune institution islamique ne peut exiger “quelque forme d'intérêt, d'avantage ou de pénalité pour un retard, qu'elle soit présentée comme compensation, pénalité, ou intérêt légal”. Le client avance que toute pénalité, quelle qu’en soit la sémantique, tombe sous le coup du riba et doit être frappée de nullité au regard de la loi et de la charia.
Après une bataille d’experts, la Cour tranche : la clause d’intérêt est réputée non-écrite. Seul le principal est exigible. Ce verdict s’impose dès lors à toutes les juridictions inférieures des Émirats, bouleversant le paysage contractuel bancaire et mettant en garde les établissements financiers sur la nécessité urgente de revoir l’ensemble de leurs modèles de contrats.
Le débat AAOIFI : que dit la norme qui fait référence dans les pays musulmans ?
La norme AAOIFI (Accounting and Auditing Organization for Islamic Financial Institutions, établie à Bahreïn), a longtemps servi de boussole aux banquiers islamiques du Golfe et d’ailleurs. Elle distingue deux types de mécanismes face au retard :
- Ta’widh (compensation) : indemnisation des “dépenses réelles” engagées par la banque pour la gestion et le recouvrement du défaut, mais strictement aucun “manque à gagner” — c’est-à-dire qu’aucun intérêt en tant que tel n’est justifiable.
- Gharamah (pénalité charitable) : un montant forfaitaire, fixé d’avance au contrat (typiquement 1 à 2% du montant en retard dans certains pays du Golfe), sera prélevé du client défaillant et reversé exclusivement à des œuvres caritatives contrôlées par un comité de la banque. La banque ne peut jamais bénéficier de cette somme, attestent les normes AAOIFI et les comités de conformité .
- Cette norme tente de ménager la discipline du débiteur et le non-enrichissement du créancier. Elle est pensée comme un outil moral, et non financier, mais s’est toujours heurtée à un débat : en permettant une sortie d’argent du client au-delà du principal, même pour la charité, ne franchit-on pas la lettre de la prohibition du riba ? C’est la question qui hante chaque département conformité des grandes banques du Golfe.
Que dit l’Académie Internationale du Fiqh Islamique (IIFA) concernant les pénalités de retard?
Le Conseil de l’Académie Internationale du Fiqh Islamique de l’Organisation de la Conférence Islamique, réuni en sa douzième session à Riyad, au Royaume d’Arabie Saoudite, du 25 Jumada Thani 1421 H au 1er Rajab 1421 H (23-28 Septembre 2000) a donné sa position dont la synthèse se trouve ci-dessous
- Pénalités sur les contrats de dette :
L’IIFA interdit les pénalités financières pour retard de paiement dans les contrats impliquant une dette (vente à crédit, prêt, paiement différé), car cela est assimilé à du riba (usure), prohibé par la Charia. Toute clause prévoyant une majoration financière pour retard de paiement d’une dette est donc nulle.
- Pénalités dans les contrats de service ou d’exécution (construction, fabrication, etc.) :
Les pénalités financières de retard sont permises dans les contrats dont l’objet principal n’est pas une dette (ex. : contrats de construction, fourniture, fabrication). Cela n’est autorisé que si la pénalité vise à indemniser un préjudice réel et quantifiable subi à cause du retard.
- Conditions et garde-fous :
- Les pénalités ne doivent couvrir que les préjudices matériels réels et documentés, à l’exclusion des préjudices moraux ou punitifs.
- Le juge ou l’arbitre peut réduire la pénalité si elle est jugée excessive ou non justifiée par le préjudice réel.
- Aucune pénalité n’est due si le retard est dû à une cause étrangère ou si aucun préjudice réel n’a été subi.
- Principes généraux :
L’IIFA distingue nettement deux approches :- Aucune pénalité pour retard dans le paiement de dettes.
- Pénalité permise dans les autres contrats, exclusivement pour indemniser un dommage réel et sous contrôle judiciaire le cas échéant.
Enfin l'academie avait reconnu à l'époque « l’organisation d’un séminaire spécial pour la discussion des conditions et les arrangements à proposer aux banques islamiques afin de leur garantir le remboursement des dettes qui leur sont dues. »
Pourquoi le jugement de Dubaï change tout
Le verdict du 8 juillet 2025, en s’appuyant sur une lecture littérale et maximaliste de la loi fédérale, va plus loin que la doctrine AAOIFI. Désormais, aucun prétexte — même charitable — ne saurait justifier une quelconque sanction pécuniaire : tout bénéfice matériel ou indirect en cas de retard est désormais interdit et nul d’effet, quels que soient la volonté des parties ou l’héritage contractuel du secteur.
“La perspective de la Cour s’inscrit dans la protection de l’ordre public juridique et dans la volonté d’une conformité chariatique absolue”, commente le cabinet Habib Al Mulla & Partners. Cette jurisprudence imposera aux banques islamiques de revoir tous leurs modèles pour éliminer ces clauses, sous peine de nullité devant le juge.
Les réactions : une industrie ébranlée, des voix qui s’élèvent
Sur LinkedIn et dans le secteur, le débat est incandescent :
- Rizwan Malik, PhD, pointe les conséquences immédiates : “Ce jugement est une bonne nouvelle pour les consommateurs, mais assez problematique pour la stabilité des banques : sans pénalité, la tentation de ne pas rembourser à temps s’accroît, ce qui imposera plus de garanties et d’exigences à l’octroi de crédits, au détriment des PME et des particuliers modestes
- Rizwan Malik, expert reconnu en finance islamique, reconnaît est une bonne nouvelle pour les consommateurs, mais assez problématique pour la stabilité des banques. Ce dernier identifie trois conséquences majeures immédiates :
1. La hausse prévisible des exigences en collatéral
Sans mécanisme de pénalité pour compenser les risques, les banques islamiques devront mécaniquement renforcer leurs exigences de garanties. Cette évolution pourrait particulièrement pénaliser les PME et les particuliers disposant de moins d'actifs à mettre en gage.
2. L'explosion potentielle des créances douteuses
L'absence de pénalités pourrait créer un aléa moral massif, certains clients exploitant délibérément cette faille pour retarder leurs paiements sans conséquence. Les ratios de créances en souffrance des banques islamiques de Dubaï pourraient connaître une hausse significative.
3. La révision des modèles de tarification
Pour compenser l'augmentation du risque de crédit, les institutions pourraient être tentées d'augmenter leurs marges bénéficiaires initiales sur les produits de financement, renchérissant de facto le coût du crédit islamique.
Par ailleurs, Le Dr. Khawaja Masood Raza soulève une question cruciale : "Sans aucune conséquence pour les retards, comment les banques islamiques peuvent-elles assurer la discipline de remboursement ?" L'absence de tout mécanisme dissuasif risque d'ouvrir la porte aux abus, avec une explosion potentielle des défauts de paiement et une pression accrue sur les institutions pour exiger davantage de garanties.
Muhammad Abdurrahman Asim défend la position nuancée des standards AAOIFI (l'organisation de référence pour la comptabilité et l'audit des institutions financières islamiques), qui autorisent ces pénalités à condition qu'elles soient clairement stipulées dans le contrat, intégralement versées à des œuvres caritatives, et que la banque n'en tire aucun bénéfice.
Quand les gardiens de l'orthodoxie applaudissent…
- Ahmad Mudassar, consultant international, dénonce la “riba déguisée” des pénalités même charitables : « Facturer une pénalité au client et dire que l’argent va à la charité, c’est du riba maquillé. Personne n’accepte une gifle en échange d’un don à une œuvre ! »
- Dr Habib Al Mulla, fondateur d’un des plus grands cabinets de Dubaï, souligne : « La décision réaffirme la prééminence de la Charia sur tout dispositif contractuel classique : toute tentative de contournement, par la requalification ou l’introduction d’intérêts légaux ou ‘compensatoires’, sera désormais nulle et non avenue devant la justice des Émirats. »
Mais d’autres voix – comme celle de Najib Al Aswad (Shariah Audit Group) – mettent en avant la nécessité d’une sanction équitable : « Sans garde-fou, le risque moral s’aggrave et la banque est fragilisée.» Les débats juridiques évoquent la possibilité, à terme, d’une standardisation régionale autour de ce “purisme” dubaïote, avec des impacts potentiels jusqu’en Afrique du Nord et en Asie du Sud-Est.
Implications et impacts : vers une mutation du modèle bancaire islamique
Par effet direct, les banques vont devoir renforcer la sélection initiale de leur clientèle, durcir la collecte d’informations et peut-être inventer de nouveaux dispositifs pour pallier la disparition des clauses pénales.
Pour les clients particuliers et les entreprises, c’est la fin des surprises sur les frais de retard et un accès facilité à la justice en cas de litige.
Pour les experts, c’est aussi un risque de hausse des défauts, des créances douteuses et un redéploiement des garanties exigées à l’octroi du crédit.
Certains analystes évoquent une "mutation structurelle" du business model de ces banques islamiques pour tenir compte de ce hasard moral. Les systèmes de scoring de crédit, l’innovation digitale et la prévention deviendront incontournables.
Rigueur, transparence… et leadership régional
Au-delà du débat technique, la décision de Dubaï envoie deux signaux forts :
- Vers les clients : la Charia n’est pas une simple étiquette : elle s’impose, protège, et remet du crédit dans la relation bancaire.
- Aux banques et à la région : la conformité réelle prévaut désormais sur les traditions héritées et les compromis contractuels.
Dubaï, en réaffirmant la centralité du texte, s’impose par la même occasion comme référence pour la finance islamique mondiale. Pour le secteur, un nouveau défi s’ouvre : défendre rentabilité et sécurité, sans jamais franchir la ligne rouge du riba.
L'éternel débat...
Cette controverse met en lumière la tension fondamentale qui traverse la finance islamique depuis ses débuts modernes dans les années 1970 : comment concilier l'idéal éthique et spirituel de l'économie islamique avec les contraintes opérationnelles d'un système financier globalisé ?
Le débat révèle deux visions de ce que devrait être la finance islamique :
- Une vision puriste qui rejette tout compromis avec les pratiques conventionnelles et appelle à un retour aux sources scripturaires, quitte à limiter drastiquement le périmètre d'activité des institutions financières islamiques.
- Une vision pragmatique, défendue par la majorité des praticiens, qui accepte certains accommodements techniques pour permettre à la finance islamique de remplir sa fonction économique tout en respectant l'esprit, sinon toujours la lettre, de la charia.
En attendant, le grand public, les juristes, les investisseurs et les régulateurs peuvent tirer de cette étude de cas un enseignement encourageant : aux Émirats arabes unis, l’équilibre entre la loi des hommes et la loi divine en matière financière est recherché avec sérieux et rigueur, garantissant que l’éthique islamique ne reste pas qu’un slogan mais se traduit dans les faits, au bénéfice de la justice contractuelle et de la confiance dans le système financier.
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