Le cabinet de conseil le plus emblématique du globe traverse une transformation technologique sans precedent depuis quelques années : l’intelligence artificielle y redéfinit l’expertise, hybride les métiers, et bouscule le destin du consultant traditionnel. Analyse d'une transformation radicale, où la promesse d’efficacité croise l’urgence de réinventer la valeur ajoutée. . Dans ce grand mouvement d’automatisation cognitive, une question hante le secteur : l’IA signe-t-elle l’apogée ou l’agonie du conseil traditionnel ?
Accélération algorithmique : quand McKinsey joue sa mue sur l’automatisation
Dans l’ombre des tours de verre, le mythe du consultant junior « costume sombre et PowerPoint affûté » vacille au gré d’une vague d’automatisation inédite. Depuis 2023, McKinsey & Company a deployé quelque 12 000 agents d’intelligence artificielle au cœur de son dispositif, remplaçant plus de 5 000 postes humains — soit 11 % de l’effectif mondial. Le verdict est sans appel : une décennie d’accumulation méthodologique est désormais orchestrée par des intelligences synthétiques, ces cerveaux de silicium capable de compiler, synthétiser, produire et challenger la robustesse des analyses
À travers la voix de Jacky Wright, Chief Technology & Platform Officer du cabinet, la promesse est claire : « Lilli agrège pour la première fois nos connaissances… et nous permettra de passer plus de temps avec les clients à maximiser la valeur. » L’outil maison d’IA générative, baptisé Lilli en hommage Lillian Dombrowski, première femme recrutée à un poste professionnel chez McKinsey en 1945, ambitionne de libérer les consultants des « tâches répétitives et d’accélérer la création de valeur ». Plus de 70% des équipes l’ont déjà adoptée au quotidien. Ce qui représente près de 40 % des revenus du géant provenant de projets où la valeur est majoritairement générée par l’intelligence artificielle. Les chiffres illustrent une rupture : d’après les rapports spécialisés, les coûts opérationnels ont chuté d’un tiers, grâce à l’automatisation des tâches répétitives et à la documentation instantanée. La productivité a bondi de 30 %, confirmée par plusieurs analyses internes.
De la productivité à la disruption, la mue d’un secteur entier
Le cabinet n’est pas le seul à vivre cette révolution silencieuse : du benchmarking automatisé à la production de slides, l’heure est à l’automatisation généralisée de fonctions jadis réservées aux juniors. « La question n’est plus de savoir si l’IA va changer nos métiers, mais quand », observe un autre consultant. Le mouvement s’entend à tout le secteur. Accenture, Deloitte, BCG… Tous accélèrent l’intégration d’outils IA, en quête d’agilité et de scalabilité.
À l’échelle mondiale, un des rapports récents du cabinet plaide que « 72 % des organisations ont intégré l’IA en 2024, contre 55 % trois ans plus tôt », bouleversant la répartition des tâches, les attentes clients et même les modèles économiques du secteur. Certains parlent d’« efficacité sur stéroïdes », mais la restructuration fait des vagues.
Pour Linas Beliūnas, expert du secteur, « moins de postes humains, les récentes vagues de licenciements l’illustrent ». Le modèle traditionnel du conseil n’est plus tenable : ce n’est plus la « méthodologie maison » mais la capacité à interpréter des signaux faibles et à orchestrer l’information qui fait dorénavant la différence.
Métamorphose des talents : de l’analyste au stratège hybride
L’introduction massive de l’IA bouleverse la sociologie des équipes. Les juniors se raréfient, tandis que les seniors deviennent des architectes, mentors, interfacing entre clients et machines. Comme le formule sans détour un partenaire senior sur LinkedIn : « Fini l’image du consultant démiurge, seuls survivent ceux capables de dialoguer avec la machine comme avec les clients. »
Dans ce nouvel écosystème, le recrutement cible désormais des « apprenants rapides » dotés d’une intelligence relationnelle, capables d’évoluer dans des environnements hybrides, humains-machines. Le consultant isolé cède la place à des collectifs fluides, où l’expertise doit être scalable et l’analyse, modulaire. « Chez nous, on ne fait plus une analyse sans Lilli. Le temps du PowerPoint artisanal est révolu… », confie un ancien associé à Paris.
Vers le conseil augmenté : la stratégie IA, laboratoire d’une nouvelle humanité
Cette transition n’est pas sans tensions, certains partenaires voyant leur rémunération indexée sur la rapidité d’intégration de l’IA dans leur portefeuille clients. Mais une chose est sûre : l’organisation devient plateforme, laboratoire d’ingénierie organisationnelle où « la coévolution entre humain et IA » devient la norme. Comme le résume Links Consultants : « L’IA n’est plus une menace, mais un catalyseur de l’évolution du métier de consultant. »
Chaque mission demande aujourd’hui une orchestration subtile entre robustesse algorithmique (synthèse, analyses, simulations) et intuition humaine (narration, éthique, audace). La valeur se déplace vers la capacité à « inventer de nouveaux usages, à questionner la machine et à l’humaniser ». Les modèles de facturation migrent du temps passé au résultat livré — reflet d’une reconfiguration profonde de la chaine de valeur.
Derrière ce mirage de la substitution pure, c’est bien une hybridation des intelligences qui se dessine. « Le consultant de demain ne sera pas remplacé par l’IA, mais par un consultant qui utilise l’IA mieux que lui. » Une maxime érigée en boussole stratégique dans un secteur où demain ne sera ni tout à fait humain, ni tout à fait machine, mais foncièrement hybride.
Responsabilité partagée : transmettre l’expérience à l’ère de l’algorithme
La montée en puissance de l’intelligence artificielle dans le conseil pose une question cruciale de responsabilité collective, trop souvent escamotée derrière l’horizon radieux de la productivité. Si l’IA, véritable bulldozer cognitif, facilite l’accès à l’information et accélère l’analyse, elle risque aussi de priver toute une génération de jeunes diplômés d’un espace précieux : celui de l’apprentissage par l’expérience directe, du tâtonnement, de l’échec formateur. Or, avant de devenir experts, nous avons tous été juniors, confrontés à la rudesse du terrain, à l’exigence du résultat, à l’apprentissage empirique des codes du métier. En externalisant massivement les tâches dites subalternes» à l’IA, n’organise-t-on pas — sous couvert d’efficacité — un « cordon sanitaire » qui exclut progressivement les nouveaux talents du monde professionnel, les privant de la chance de se « frotter au réel » et de se constituer un capital d’expérience irremplaçable ?
La notion de « Responsible AI » doit donc dépasser le simple cadre de l’éthique algorithmique ou de la réduction des biais : elle engage chacun d’entre nous, seniors, mentors, décideurs, à garantir un droit effectif à l’expérimentation et à la transmission pour les plus jeunes. Il s’agit de défendre un accès équitable non seulement à la connaissance, mais aussi à la pratique, à l’erreur, au compagnonnage. Car quelle valeur aurait une expertise désincarnée, livrée clé en main par des automates, si les jeunes générations n’ont plus l’opportunité de devenir, à leur tour, artisans de leur savoir ? La responsabilité du secteur, à l’heure de la révolution IA, est aussi d’aménager des trajectoires mixtes où la machine libère du temps pour l’accompagnement, le tutorat, l’audace, et non la déqualification ou la précarisation. Trouver ce juste milieu n’est pas un luxe : c’est la condition sine qua non pour garantir l’avenir et la vitalité du conseil, mais aussi la dignité du métier.
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