La Banque centrale du Nigeria (CBN) a officiellement lancé le 23 mai 2025 trois instruments de gestion de liquidité à destination des institutions financières islamiques. Cette initiative marque l'aboutissement d'une stratégie amorcée en 2012, positionnant ainsi le pays comme acteur majeur dans le développement des opérations de pension livrée en Afrique et dans le monde. Analyse.
Les défis de la gestion de la liquidité dans les banques islamiques
Les opérations de pension livrée, communément appelées « repos » (repurchase agreements), sont considérées aujourd'hui comme des opérations essentielles dans la dynamique de mobilisation des liquidités sur les marchés monétaires modernes.
Les repos, ces opérations où une banque cède temporairement des titres contre de la liquidité avec promesse de rachat, constituent l'épine dorsale des marchés monétaires modernes. Simple en apparence : je vous vends mes titres aujourd'hui, vous me les rendez dans un délai prévu d'avance moyennant le montant de l'emprunt majoré d'un petit intérêt que je vous verse.
Pour une banque islamique, cet « intérêt » pose un problème de conformité aux principes de la finance islamique. La Shariah interdit formellement le riba (l'usure) et le gharar (la spéculation excessive), limitant ces institutions dans leurs quêtes d'investissement ou de levée de fonds à court terme.
La solution développée par l'industrie repose sur l'adaptation du contrat de murabaha – une vente avec marge bénéficiaire déclarée. L'institution en besoin de liquidités émet une instruction d'achat ferme (wa'd) pour des matières premières ou d'autres actifs conformes à la charia. La contrepartie acquiert ces actifs puis les revend immédiatement avec une marge commerciale explicite et un règlement différé. Cette ingénierie contractuelle reproduit l'effet économique du repo tout en respectant les principes islamiques. Plusieurs variantes ont vu le jour dans l’industrie dénotant de la complexité juridique et la divergence d’opinions sur la conformité de ces instruments. Nous y reviendrons dans notre analyse.
Trois instruments complémentaires pour un marché unifié
Dans sa circulaire signée par Okey Umeano, directeur par intérim du département des marchés financiers, la CBN dévoile une stratégie en trois volets qui pourrait faire école : le Nigerian Non-Interest Financial Institutions' Master Repurchase Agreement (NNMRA), les CBN Non-Interest Asset-Backed Securities (CNI-ABS) et le CBN Non-Interest Note (CNIN). Trois acronymes signés CBN qui cachent une ambition claire : créer un écosystème complet pour les repos islamiques afin d'approfondir le marché monétaire, développer l’industrie de la finance islamique, standardiser les pratiques et favoriser l’inclusion financière.
Le NNMRA : un cadre de standardisation des opérations de pension
Le premier pilier, le Nigerian Non-Interest Financial Institutions' Master Repurchase Agreement (NNMRA), joue les architectes. C'est l'accord-cadre qui pose les fondations, définit les règles du jeu, les obligations de toutes les contreparties et standardise les pratiques des opérations de pensions islamiques. Elle peut être considérée comme une version made in Nigeria des Master Collateralised Murabaha Agreement (MCMA) de l'International Islamic Financial Market.
Les CNI-ABS : titrisation d'actifs islamiques
Le deuxième instrument, les CNI-ABS, révèle toute l'astuce du dispositif nigérian. Plutôt que de partir de zéro, la CBN s'appuie sur ses propres investissements dans les sukuk internationaux - ces obligations islamiques émises par la Banque Islamique de Développement, l'IILM ou tout autre sukuk d'organisations multilatérales dont le Nigeria est membre. Ces actifs sous-jacents sont ensuite titrisés, convertis en monnaie locale, découpés selon leur maturité et proposés aux banques islamiques locales et établissements agréés via son système d'adjudication dédié.
Le ticket d'entrée reste accessible : 100 millions de nairas minimum, avec un plafond de 25 % par groupe bancaire pour éviter la concentration. Mais l'ingéniosité réside dans le système de rémunération qui permet de différencier le modèle de celui de son voisin conventionnel. Pas de taux d'intérêt fixe, mais une participation aux revenus réels des actifs sous-jacents, déduction faite des frais de gestion (wakala) de la CBN. Ces frais varient astucieusement selon la durée : 10 % pour les placements de moins d'un mois, 2,5 % pour ceux de six mois à un an. Une incitation claire à l'allongement des maturités.
Un mécanisme qui devrait dynamiser le marché des repos nigérians et peut-être, dans un spectre plus large, le début d'un développement d'un marché transfrontalier au niveau continental qui pourrait offrir des opportunités aux IFI de gérer leurs liquidités et répondre aux exigences réglementaires sans trop solliciter le bas du bilan.
Le CNIN : mécanisme de refinancement inversé sans intérêt
Le troisième instrument pousse encore plus loin la créativité. On peut le considérer comme un prêt sans intérêt entre les contreparties éligibles et la banque centrale selon un schéma inversé.
L'institution agit comme prêteur vis-à-vis de la CBN, acquérant ainsi un droit de tirage différé qu'elle peut activer dans les douze mois suivant la maturité du prêt pour emprunter auprès de la CBN sans intérêt selon ses besoins en liquidité. Un mécanisme inversé où l'emprunteur d'aujourd'hui devient le prêteur de demain.
Le montant de cet emprunt est calibré sur un coefficient multiplicateur pouvant prendre les valeurs 1 ou 2 selon le montant emprunté. Ainsi, l'institution peut doubler le montant initial mais avec une durée équivalente à la moitié de celle du prêt accordé initialement à la banque centrale. L'encours minimum s'élève à 100 millions de nairas avec des maturités standardisées de 30 à 360 jours.
Prenons un exemple concret : une banque islamique nigériane prête 100 millions de nairas à la CBN pour une durée de 90 jours. En échange, elle obtient un droit de tirage qu'elle peut exercer selon deux formules. Soit elle récupère ses 100 millions pour 90 jours (coefficient 1), soit elle emprunte 200 millions mais pour seulement 45 jours (coefficient 2). Une flexibilité qui permet d'adapter les flux de trésorerie aux besoins réels.
La Banque centrale prévient : l'accès au guichet de refinancement de la CBN sera interdit les jours d'adjudication des CNI-ABS et CNIN, mesure destinée à « préserver l'intégrité du processus de gestion de liquidité et prévenir l'arbitrage entre instruments ».
Treize ans de construction progressive
La CBN a bâti son arsenal d'instruments de gestion de la liquidité pour la finance islamique par étapes.
Premières initiatives en décembre 2012 avec la publication de la directive Guidelines for the Operation of Non-Interest Financial Instruments by the Central Bank of Nigeria. Cette directive introduit trois outils de base : le CBN Safe-Custody Account (CSCA) pour la conservation des excédents de trésorerie, le CBN Non-Interest Note (CNIN) qui sont des billets pour les prêts sans intérêt, et les CBN Non-Interest Asset Backed Securities (CNI-ABS) titres adossés à des actifs tangibles et sans intérêts. Elle en profite pour mettre en place le système de gouvernance avec de nouvelles instances qui sont, d'un côté, le Market Support Committee qui supervise et conseille et, de l'autre, le NIFI Product Development Committee qui travaille sur les nouveaux instruments.
Cinq ans plus tard, en 2017, s'ajoutent de nouveaux instruments qui donnent la place véritable de la CBN en tant que prêteur en dernier ressort. Il s'agit de l'Intra-Day Facility (IDF) pour les besoins de liquidité intrajournaliers et le Funding for Liquidity Facility (FfLF) qui devrait être utilisé pour combler des déficits de liquidité à très court terme.
Le grand tournant arrive en juin 2022 avec deux publications :
- La révision complète de la directive de 2022 : Revised Guidelines for the Operation of Non-Interest Financial Institutions' Instruments by the Central Bank of Nigeria avec l'introduction d'un nouvel instrument, le CBN Non-Interest Special Bills (CNI-SB) ;
- L’introduction d'un nouveau cadre conceptuel pour les CNI-ABS : Framework for the Operationalisation of the Central Bank of Nigeria Non-Interest Asset Backed Securities (juin 2022).
Depuis le 23 mai 2025, la standardisation avec le NNMRA finalise treize ans de construction progressive et lance l'opérationnalisation effective des principaux outils d'opération de pension islamique.
Quand l'Afrique regarde ailleurs
Cette innovation nigériane tranche avec la situation mondiale des repos islamiques. Le Global Islamic Liquidity Management Report 2023 dresse un tableau contrasté : des marchés qui piétinent malgré quinze ans d'efforts d'harmonisation.
La Malaisie, pourtant championne de la finance islamique, n'a vu transiter que 39,4 milliards de ringgits de repos islamiques en 2021 - soit 1 % de son marché monétaire islamique total. D'autres pays experimentant la finance islamique n'ont même pas encore de facilités de repos islamiques opérationnelles. Une fragmentation qui prive l'industrie de sa dimension transfrontalière.
Le problème ne vient pas du manque d'outils. En 2014, l'International Islamic Financial Market avait déjà publié son Master Collateralised Murabaha Agreement (MCMA), censé jouer le rôle de standard international. Trois banques centrales majeures - Malaisie, Bahreïn, Émirats - l'ont validé. Pourtant, dans les faits, seuls les Émirats l'utilisent massivement. Les autres préfèrent leurs propres solutions maison.
Cette résistance illustre un paradoxe de la finance islamique : une industrie mondiale qui reste profondément fragmentée par les interprétations locales de la Shariah. Ce que valide un conseil religieux à Kuala Lumpur peut être rejeté par ses homologues de Dubaï ou du Caire.
Des innovations qui font école
Ailleurs dans le monde, l'innovation ne s'arrête pas. La Saudi National Bank a développé sa propre structure basée sur deux wa'ad séparés qui gagne en reconnaissance internationale. CIMB Islamic a ouvert la voie aux repos ESG avec sa transaction d'1 milliard de ringgits en 2022 en utilisant sa Sustainable Collateralised Commodity Murabaha (CCM), prouvant que finance islamique et développement durable font bon ménage.
Ces évolutions convergent vers une même direction : la maturité progressive d'un marché qui trouve enfin ses marques techniques et réglementaires. L'expérience nigériane s'inscrit dans cette dynamique, avec une particularité : elle émane d'un marché émergent qui refuse d'attendre les solutions venues d'ailleurs.
La CBN a d'ailleurs annoncé qu'elle adapterait son dispositif selon les retours d'expérience et publierait des orientations complémentaires selon les besoins. Si l'expérience fonctionne, d'autres banques centrales africaines pourraient suivre, créant progressivement un écosystème continental de repos islamiques.
L'avenir se joue maintenant
Les prochains mois en diront plus sur ces instruments. Les premières adjudications de CNI-ABS et CNIN révéleront l'attractivité réelle du marché pour ces instruments. Les banques islamiques locales joueront-elles le jeu ? Les volumes seront-ils au rendez-vous ?
Au-delà des chiffres, c'est toute une philosophie de l'innovation financière islamique qui se teste. Le pays au drapeau vert et blanc, classé quinzième mondial en 2024 sur l'indice IFDI (Islamic Finance Development Index), choisit de créer ses propres solutions, adaptées à ses spécificités locales tout en restant ouvertes vers l'extérieur.
Pourtant, l'appétit du marché nigérian pour les instruments islamiques ne fait plus de doute. Quelques jours avant l'annonce de la CBN, l'émission de sukuk souverains de 300 milliards de nairas par le Debt Management Office a été sursouscrite à 735 %, attirant 2 205 milliards de nairas de souscriptions, le faisait savoir ce dernier sur son site officiel le 28 mai dernier.
Si l'expérience réussit, elle pourrait inspirer d'autres pays émergents et redistribuer les cartes de la finance islamique mondiale. L'Afrique, souvent perçue comme consommatrice de modèles venus d'ailleurs, pourrait devenir exportatrice d'innovations financières. Un retournement symbolique qui dépasse largement le cadre technique des repos islamiques.
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