La finance islamique s’affirme de plus en plus comme un complément crédible aux financements conventionnels du secteur aéronautique, en particulier via l’ijarah (leasing) et les sukuk adossés aux loyers d’avions (Sukuk Ijara). De récentes opérations montrent bien un élargissement de la base d’émetteurs et d’investisseurs, une meilleure standardisation documentaire et une intégration croissante aux places financières internationales. Présentation chronologique, de principaux deals qui ont maillés le secteur ces 15 dernières années.
2007: PRÉCURSEURS RÉGIONAUX ET MONTÉE EN PUISSANCE
Etihad utilise tôt les structures islamiques avec, dès 2007, un leasing islamique d’environ 400 millions de dollars pour des Airbus long-courriers, via un pool bancaire régional et international. Plusieurs opérations ultérieures combinent ijarah et structurations hybrides, parfois via des juridictions comme l’Abu Dhabi Global Market (ADGM), reflétant la professionnalisation croissante du segment. Sur la même période, Air Arabia multiplie les financements sharia-compliant avec Dubai Islamic Bank pour ses A320, illustrant l’adaptabilité de ces instruments à des flottes de monocouloirs et des cadences de livraisons soutenues.
2012: ASIE, L’ÉCOSYSTÈME MALAIS, CATALYSEUR DES VOLUMES
En Asie, Malaysia Airlines réalise en 2012 des levées significatives adossées à des appareils (A380/A330) dans un écosystème où la Malaisie concentre près de 70% des émissions mondiales de sukuk. La profondeur de marché locale, les exigences de cotation de Bursa Malaysia et l’expérience des arrangeurs régionaux contribuent à abaisser les coûts d’exécution et à accélérer la normalisation des structures. Ces précédents ont favorisé, par la suite, la montée en gamme d’opérations plus complexes, notamment en prefunding.
2014: AFRIQUE, PREMIÈRE TRANSACTION CONFORME À LA CHARIA
Ethiopian Airlines a bouclé le 1er décembre 2014 une opération conforme à la charia considérée comme une première pour l’aviation africaine: Ibdar Bank (Bahreïn) a mobilisé 100 millions de dollars pour l’acquisition et la location de quatre Bombardier Q400 NextGen sur une durée de 12 ans. Le montage combinait 78 millions de dollars de dette fournie par Exportation et Développement Canada (EDC) et 22 millions de dollars de fonds propres apportés par Ibdar Bank; une option portait sur quatre autres appareils supplémentaires. La transaction, qui a été distinguée par un prix sectoriel en 2015, a servi de référence pour l’essor de structures sharia-compliant appliquées à des actifs régionaux à forte utilité opérationnelle, offrant une voie d’accès à des capitaux du Golfe pour des hubs africains en croissance.
2015 : UN JALON QUI MARQUE L’HISTOIRE, EMIRATES ET LE « TRIPLE FIRST » UKEF
En 2015, Emirates place un sukuk de 913 millions de dollars adossé à quatre A380 et garanti par UK Export Finance (UKEF), décrit par l’agence britannique comme cumulant à elle seule trois premières mondiales : d’abord premier sukuk soutenu par une ECA (Export Credit Agency), ensuite plus grande opération de marchés de capitaux de l’industrie de l’aviation avec garantie ECA, et enfin premier préfinancement islamique d’avions. L’émission est listée à la London Stock Exchange et au NASDAQ Dubai, assortie d’un taux de profit de 2,471% et d’une sursouscription d’environ 3,6 fois (carnet > 3,2 milliards de dollars), selon les documents du groupe et de la presse spécialisée. Côté mise en œuvre, la transaction bénéficie de conseils juridiques internationaux de premier plan (Clifford Chance), et de mécanismes de « prefunding » compatibles avec la charia qui servent depuis de référence de marché. Ces éléments ont contribué à standardiser des pratiques désormais courantes pour ces sukuk: SPV émetteur, documentation Sharia-compatible, listings internationaux et reporting post-émission.
2023: LE PRÉCÉDENT NORD-AMÉRICAIN: AIR LEASE CORPORATION (ALC)
Air Lease Corporation ouvre la voie aux corporates nord-américains en émettant un sukuk de 600 millions de dollars sur cinq ans à 5,85% en 2023. L’opération, menée par Emirates NBD Capital, enregistre une demande dépassant 2,2 milliards de dollars (plus de 3 fois la taille) et une allocation fortement concentrée au Moyen-Orient (environ 80%), ce qui met en évidence la profondeur de la base d’investisseurs islamiques de la région. Ce profil d’allocation illustre l’intérêt de la finance islamique pour capter des ordres « anchor » en GCC et optimiser le coût et la rapidité d’exécution pour des signatures investment grade.
2024 — LES SOCIÉTÉS DE LOCATION D’AÉRONEFS MONDIAUX CONSOLIDENT LA CLASSE D’ACTIFS: LE CAS AERCAP
En 2024, AerCap, première société de location d’aéronefs mondial, émet un sukuk inaugural de 500 millions de dollars à cinq ans, au taux de 4,50%, noté ‘BBB’ par Fitch. L’opération est pilotée par un syndicat mêlant banques du Golfe et établissements internationaux (Arab Banking Corporation, Dubai Islamic Bank, Emirates NBD, HSBC, J.P. Morgan, KFH Capital, Warba Bank), confirmant l’attractivité « cross-border » de l’instrument. La présence d’une note ‘BBB’ facilite l’accès à des investisseurs soumis à des contraintes de qualité crédit et contribue à l’institutionnalisation de la classe d’actifs sur les marchés internationaux. Les documents de l’émetteur font état d’un usage des fonds aligné sur les actifs aéronautiques, renforçant la logique d’adossement à l’actif sous-jacent.
2025 — TURKISH AIRLINES OUVRE UN NOUVEAU FRONT: IJARAH EN FRANCS SUISSES
À l’été 2025, Turkish Airlines réalise sa première opération conforme à la charia pour financer un Airbus A350, en concluant avec Dubai Islamic Bank (DIB) un contrat d’ijarah de 12 ans libellé en francs suisses. La transaction illustre deux opportunités majeures: la diversification en devises (au-delà de l’USD) et l’accès aux poches de liquidité du Golfe, tout en démontrant la transférabilité des structures islamiques à un transporteur non basé dans le Golfe. Le positionnement de DIB comme partenaire chef de file confirme le rôle central des banques islamiques dans les montages récents.
CE QUE CES OPÉRATIONS RÉVÈLENT COMME OPPORTUNITÉS
La séquence 2023–2025 montre que les sociétés de location d’aéronefs occidentaux (ALC, AerCap) et des transporteurs hors MENA (Turkish Airlines) considèrent désormais la finance islamique comme un canal « mainstream » de diversification. Les profils d’allocation révèlent une profondeur de demande au Moyen-Orient capable d’absorber des tailles de 500 à 900 millions de dollars, avec des chefs de file hybrides (banques GCC et globales) et, lorsque disponible, des notations investment grade utiles au placement institutionnel. Les montages de prefunding validés dès 2015 avec UKEF et Emirates ont réduit le risque d’exécution avant livraison et permis de stabiliser les plans de flotte via des structures adossées à des actifs ou droits tangibles.
Sur le plan technique, les schémas dominants s’articulent autour de l’ijarah (propriété au bailleur/SPV, loyers prédéfinis, option d’achat potentielle) et du sukuk al-ijarah (titres dont le service provient des loyers), avec listings fréquents à Londres et au NASDAQ Dubai (parfois Bursa Malaysia), documentation AAOIFI-compatible et gouvernance renforcée. Les responsabilités d’assurance et de maintenance sont généralement déléguées au locataire via des clauses d’agence et d’indemnisation, tandis que les événements de défaut et les recours sont cadrés pour permettre la reprise de l’actif ou la continuité des flux selon les cas.
PERSPECTIVES
La demande de flotte au Moyen-Orient et en Afrique, la croissance des investisseurs islamiques et l’élargissement de la base d’émetteurs laissent penser que les volumes resteront soutenus. Les garanties d’agences de crédit à l’exportation pourraient continuer de jouer un rôle de passerelle entre cadres islamiques et soutiens publics, comme observé avec UKEF. Pour les émetteurs notés, la présence d’une notation demeure un facteur d’accès aux investisseurs soumis à ces types d’exigences. À mesure que la standardisation s’accroît et que les précédents se multiplient, les coûts de structuration devraient continuer de baisser, renforçant l’intérêt relatif de cette source de financement.
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