La norme 62 de l'AAOIFI pourrait-elle sonner le glas des sukuk "asset-based" et ouvrir l'ère des sukuk "asset-backed". Une révolution aussi exaltante qu'intimidante pour le marché. Entre exigence de transparence et quête d'authenticité, les sukuk jouent leur crédibilité et leur avenir. Décryptage d'un texte qui bouscule la finance islamique et qui fera date.
Publiée fin 2023 sous forme d'exposure draft, cette nouvelle mouture de la norme régissant les certificats d'investissement islamiques a fait l'effet d'une petite déflagration dans la communauté financière islamique. En cause : sa section 5 qui n'impose rien de moins qu'un véritable transfert de propriété des actifs sous-jacents aux sukuk, là où un simple adossement suffisait jusqu'à présent.
Asset-backed vs asset-based : le grand schisme?
Jusqu'ici, une majorité des sukuk émis répondaient au modèle "asset-based". Les actifs n'y servaient que de référence contractuelle mais restaient in fine propriété de l'émetteur. Seul leur usufruit (flux de revenus) était transféré temporairement aux investisseurs (beneficial ownership). La nouvelle norme AAOIFI SS N°62 veut mettre fin à ce régime en exigeant des sukuk "asset-backed" où les porteurs ont un droit de propriété réel sur les actifs, qu'ils soient corporels (immobilier, équipements) ou incorporels (droits, services). Cette évolution implique l'obligation de sortir ces actifs du bilan de l'émetteur, sauf empêchement juridique.
Un séisme pour les émetteurs...
Cette mutation s'annonce véritablement sismique pour les émetteurs. Complexité juridique accrue avec la nécessité de garantir un transfert juridique des actifs, coûts supplémentaires liés aux formalités de cession (enregistrement, taxes), exposition directe des investisseurs aux risques de performance... Autant de freins potentiels qui pourraient refroidir l'appétit des émetteurs et ralentir le marché, voire créer une fracture entre ceux qui joueront le jeu du nouveau standard et les autres.
«Le transfert effectif d'actifs aux détenteurs de sukuk va considérablement alourdir les coûts et la complexité juridique et opérationnelle des transactions», pointe l'agence Moody's.
Sortir des actifs du bilan signifie en assumer la déconsolidation comptable et renoncer à les utiliser comme collatéral pour lever d'autres fonds. Pas forcément de bon augure pour les ratios financiers... Sans compter les tracas liés aux formalités de cession de propriété (droits d'enregistrement, taxes, autorisations).
Le spectre d'une chute des émissions plane. Certains émetteurs pourraient chercher des alternatives de funding moins contraignantes, les États et entreprises publiques étant particulièrement réticents à se délester de leurs actifs.
Pour l'agence de notation S&P Global, les opérations de sukuk "asset-based" «représentent actuellement la majeure partie du marché». S'agissant des états, «ils peuvent être réticents à transférer leurs actifs car cela pourrait être perçu comme une privatisation déguisée», fait remarquer l'agence. De plus, les entreprises peuvent hésiter à perdre le contrôle de leurs actifs, considérant que cette démarche pourrait augmenter significativement leur coût de funding ou les priver de l'appréciation future de ces actifs.
Chez Fitch Ratings, on note qu'en général, «les sukuk sont structurés comme des instruments de risque de crédit d'entité et dans un scénario de default et de remboursement, les détenteurs de sukuk n'auraient pas de recours sur les actifs eux-mêmes», explique Bashar Al-Natoor, responsable mondial de la finance islamique. «Le recouvrement est basé sur l'exercice par les investisseurs de leurs droits à l'encontre de l'émetteur».
Des stratégies d'adaptation seront nécessaires : conseil juridique et financier poussé pour structurer des deals conformes, pooling d'actifs pour diversifier les risques, innovation dans les montages contractuels, partenariats avec des acteurs expérimentés... Un défi stimulant pour les émetteurs prêts à jouer le jeu d'un financement plus participatif et ancré dans l'économie réelle.
... et les investisseurs
Pour les détenteurs de sukuk, l'équation serait profondément modifiée. En acquérant la propriété directe des actifs sous-jacents, ils s'exposeraient pleinement à leurs aléas économiques. Volatilité potentiellement accrue de la valeur des sukuk, moindre liquidité en cas de difficulté à revendre des actifs réels, risque de fragmentation du marché... Autant d'inconnues qui appellent une vigilance renforcée dans la sélection et le monitoring des investissements.
«En devenant propriétaires légaux des actifs, les détenteurs de sukuk se retrouvent exposés à leur performance et dépréciation, ce qui n'était pas le cas avec la garantie de buy-back à l'échéance par l'émetteur», explique un analyste financier.
En clair, c'est la valeur de marché de l'actif et non la qualité de crédit du promoteur qui dictera au final le taux de recovery. Un pari autrement plus risqué vu la volatilité des valorisations immobilières ou des équipements industriels. «Difficile d'anticiper l'appétence des investisseurs pour un profil de risque quasi-actions», doute un expert d'une banque islamique.
Côté positif, ce droit de propriété peut conférer un meilleur rang aux détenteurs de sukuk "asset-backed" en cas d'insolvabilité de l'émetteur, puisqu'ils ne seront plus de simples créanciers chirographaires. À condition toutefois que les juridictions concernées le reconnaissent pleinement, ce qui est rarement le cas dans les marchés émergents.
Les défis de l'adoption
Car c'est bien l'implémentation concrète de la norme 62 qui inquiète le plus le marché. Rappelons que les standards AAOIFI sont d'application obligatoire dans seulement 12 pays qui pèsent à peine 13% des émissions de sukuk en monnaie locale. Ailleurs, leur suivi est optionnel et à géométrie variable selon les juridictions et institutions.
Le risque d'une fragmentation entre un marché "pure" AAOIFI-compliant et des émissions "hybrides" plane. D'autant que les principes de la norme 62 entrent souvent en conflit avec les cadres juridiques nationaux, notamment sur la faillite ou la propriété étrangère. Leur articulation avec les règles comptables (IFRS) est aussi source d'incertitudes juridiques.
«L'interprétation et l'implémentation des nouvelles règles par les régulateurs et les Sharia boards seront déterminants, sans parler des problèmes de conformité pour les émetteurs», pointe l'analyste de S&P Mohamed Damak. Déjà, la date limite pour les commentaires sur l'exposure draft, initialement fixée à fin juin 2024, avait été repoussée deux fois jusqu'au 31 juillet 2024. Signe des réserves du marché. L'AAOIFI a commencé à intégrer leurs retours dans la version finale de la norme.
Priorité aux principes ou au business ?
Au final, le projet de l'AAOIFI agit comme un révélateur des tensions qui parcourent l'écosystème de la finance islamique. Plus qu'une querelle technique, ce sont bien deux visions de la finance islamique qui s'affrontent. D'un côté, les pragmatiques homoeconomicus, qui prônent le développement du marché à tout prix, quitte à édulcorer l'application de la sharia, mettent en garde contre le risque de blocage d'un marché en plein essor. Ils pointent la complexité juridique et opérationnelle d'un full asset-backing, susceptible de décourager émetteurs et investisseurs.
De l'autre, les puristes homoislamicus saluent un retour aux sources de la finance islamique, débarrassée des artifices qui la faisaient dériver vers la dette conventionnelle. Ils y voient l'opportunité de réancrer les sukuk dans l'éthique participative et non-spéculative qui fonde leur légitimité. «Le nouveau standard va enfin permettre d'aligner les sukuk sur leur réalité économique et juridique, en cohérence avec les principes fondateurs de la finance islamique», se félicite un conseiller sharia d'un fonds islamique.
Entre rigueur normative et réalités des affaires, l'équilibre est plus que jamais délicat. Certains redoutent que l'AAOIFI ne devienne progressivement "hors-sol", «déconnecté des contraintes du marché». On évoque des débats en coulisse entre régulateurs, Sharia boards et associations professionnelles. L'avenir des sukuk se joue dans ces arbitrages subtils entre principes séculaires et innovation financière. Un défi aussi ancien que la finance islamique elle-même...
Révolution ou évolution, l'avenir des sukuk en jeu?
Alors, le projet AAOIFI sera-t-il le détonateur d'un "big bang" sur le marché des sukuk comme cela a été en février 2008, lorsque le conseil des savants de l'AAOIFI, dirigé par le Sheik Muhammad Taqi Usmani, declarait que jusqu'à 85 % des sukuk émis pourraient ne pas être conformes aux préceptes de la Charia? Ou un facteur d'évolution graduelle? Difficile à dire à ce stade. Beaucoup dépendra de la version finale du texte, de l'appétit du marché pour des sukuk 100% asset-backed, et surtout de la réaction des régulateurs. La recherche d'un compromis semble indispensable pour éviter des bouleversements trop brutaux.
Une certitude toutefois: tous les regards seront tournés vers la Sharia Standard 62 dans les prochains mois. L'avenir des sukuk en dépend largement. Un avenir qui pourrait les voir s'affirmer comme des véhicules puissants de réintermédiation de l'épargne vers l'économie réelle et productive, au service d'une croissance plus durable et inclusive. À condition de réussir leur transformation vers un modèle pleinement participatif, quitte à challenger quelques habitudes? Le défi est posé, il promet d'être passionnant à suivre.
2 commentaires
Lacine Coulibaly
jan. 17, 2025Tres belle article. Quelles sont donc les pistes de solutions a votre niveau pour que application ou la mise en vigueur de la norrme 62 de l'AAOIFFI puisse encourager les emetteurs et non les decourager.Merci
Lacine Coulibaly
jan. 17, 2025Tres belle article. Quelles sont donc les pistes de solutions a votre niveau pour que application ou la mise en vigueur de la norrme 62 de l'AAOIFFI puisse encourager les emetteurs et non les decourager.Merci