La publication de l’Exposure Draft la norme 62 sur le Sukuk de l'Accounting and Auditing Organization for Islamic Financial Institutions (AAOIFI) marquera un tournant pour l'industrie de la finance islamique. Ce texte très attendu fixe de nouvelles exigences ambitieuses pour la structuration de ces titres financiers emblématiques, avec comme ligne de mire un meilleur respect des principes fondateurs de la charia. La section 5, consacrée aux actifs sous-jacents, cristallise les principaux enjeux et défis de cette réforme de grande ampleur appelée à transformer en profondeur le marché.
Un large spectre d'actifs éligibles, sous réserve d'une conformité stricte à l'éthique islamique
La pierre angulaire de la section 5 est l'obligation d'adosser les sukuk à de véritables actifs tangibles et identifiables. L'article 5.1.1 ouvre la voie à une grande diversité de supports, qu'il s'agisse de biens physiques, d'usufruits, de services, de droits incorporels, de liquidités ou de créances. Seuls ou combinés, ils offrent aux émetteurs et investisseurs une large palette de possibilités pour concevoir des sukuk en prise directe avec l'économie productive.
Mais cette souplesse ne saurait se faire au prix d'un renoncement éthique. L'article 5.1.2 pose un principe cardinal : seuls des actifs licites au regard de la loi islamique peuvent être titrisés. Sont donc exclus sans appel tous les biens et services impliquant l'alcool, le porc, les jeux d'argent, l'armement, la spéculation ou le ribā (intérêt). Un filtre moral exigeant qui garantit la dimension socialement responsable des investissements, au diapason des valeurs de l'islam.
Cette exigence de conformité ne se limite d'ailleurs pas à la nature des actifs. Elle irrigue aussi leurs modalités d'acquisition (article 5.1.5) qui doivent se faire à leur juste valeur de marché pour éviter toute survalorisation artificielle génératrice de profit indu. De même, les actifs déjà gagés pour des prêts conventionnels sont écartés (5.1.6), pour prévenir toute collusion avec des instruments non-charia compatibles. Enfin, les actifs doivent impérativement conserver un usage licite tout au long de la vie des sukuk (5.1.2), un défi opérationnel majeur nécessitant une gouvernance Charia rigoureuse et un contrôle ex post attentif.
Dettes et actions, des actifs sensibles soumis à des critères spécifiques
Parmi les classes d'actifs éligibles, deux soulèvent des questions épineuses au regard des principes islamiques : les dettes et les actions.
Concernant les premières, l'article 5.1.3 en autorise l'inclusion, mais à la stricte condition qu'elles soient transférées à leur valeur faciale. Toute décote ou surcote serait assimilée à un intérêt prohibé. Les créances doivent aussi respecter les règles de la "bay al-dayn" (vente de dette) posées par la norme AAOIFI 59, pour prévenir la spéculation. Quant aux liquidités, elles sont considérées comme des dettes en termes d'application ou non des règles du sarf (change).
Pour les actions, l'article 5.1.4 fixe un double test conforme à la norme AAOIFI 21. Ne sont directement éligibles que les titres de sociétés dont l'activité principale et les revenus sont en grande majorité licites. Pour les autres entreprises, seule l'acquisition par les porteurs de sukuk d'une participation suffisante pour leur permettre d'engager une mise en conformité globale avec la charia pourrait valider a posteriori l'inclusion de leurs titres. Un mécanisme exigeant qui mise sur l'engagement actionnarial comme levier de "moralisation" du capitalisme.
Un transfert effectif de propriété aux investisseurs, clé de voûte de la réforme
Mais c'est incontestablement l'article 5.2 qui porte la novation essentielle de la norme 62. Il pose comme principe premier que les actifs sous-jacents doivent être réellement et totalement transférés aux détenteurs de sukuk, à la fois sur le plan juridique et économique. Fini le temps où ces actifs ne servaient que de référence passive, comme souvent aujourd'hui. Place à un droit de propriété plein et entier des investisseurs, avec tous les attributs afférents.
L'article 5.2.2 détaille de façon limpide la plénitude de ce droit de propriété islamique, qui doit inclure l'usus (droit d'utiliser le bien), le fructus (droit d'en percevoir les revenus), mais aussi l'abusus (droit d'en disposer). Autrement dit le pouvoir pour les porteurs de sukuk de jouir des actifs, de décider de leur gestion, et même de les vendre sur le marché secondaire. Une véritable copropriété active, bien loin d'une propriété symbolique.
Mais ce droit de propriété a pour corollaire une responsabilité économique réelle. Les investisseurs doivent assumer toutes les charges, obligations et risques liés aux actifs, comme tout propriétaire. L'entretien, les dépenses, les taxes, la dépréciation, les pertes éventuelles sont à leur charge. Un alignement des intérêts et des risques qui ancre les sukuk dans une logique participative aux antipodes de la dette.
Pour les agences de notation, La priorité sera de développer un cadre de notation et de tarification propre aux sukuk asset-backed, qui intègre leurs spécificités en termes de propriété et de performance. De nouvelles méthodologies devront capturer leur profil de risque réel. Un chantier technique et mathématique complexe mais essentiel pour la transparence et l'efficience du marché.
Un changement de paradigme qui impose une décomptabilisation des actifs du bilan de l'émetteur
Pour matérialiser comptablement ce transfert de propriété, l'article 5.2.5 exige une sortie des actifs du bilan de l'émetteur. Ce qui est cédé ne peut rester à son actif. Une petite révolution pour des originators habitués à garder le contrôle sur leur patrimoine.
Mais c'est une condition essentielle à plusieurs titres. Juridiquement, la décomptabilisation est le marqueur de la vente effective qui fonde le contrat de sukuk. Économiquement, elle acte le changement de contrôle et d'ayants-droits sur les revenus des actifs. Comptablement, elle évite un double enregistrement générateur de confusion. Et fiscalement, elle permet dans la plupart des pays d'éviter une double taxation des mutations.
La norme admet certes des aménagements lorsque des obstacles légaux ou fiscaux empêchent une déconsolidation pure et simple. Mais elle les assortit de garde-fous très stricts (art. 5.2.5.1 à 5.2.5.7) pour garantir la primauté de la propriété réelle des investisseurs :
- L'aménagement ne doit en rien remettre en cause l'effectivité du transfert de propriété aux porteurs de sukuk, ni leurs droits sur les actifs (5.2.5.1).
- Un accord juridiquement contraignant doit formaliser sans ambiguïté cette propriété des investisseurs, assortie du droit d'en exiger à tout moment l'inscription en leur nom propre (5.2.5.2).
- L'émetteur ne peut en aucun cas se comporter en propriétaire apparent des actifs vis-à-vis des tiers, notamment en cas de faillite (5.2.5.3). Toute confusion des patrimoines est exclue.
- Ce dispositif dérogatoire ne doit pas aboutir à transformer les sukuk en simples créances sur l'émetteur (5.2.5.4), vidant de sa substance le transfert d'actifs.
- Aucune clause des documents d'émission ne peut venir contredire ou restreindre le droit de propriété des porteurs (5.2.5.5), qui reste intangible.
- Les comptes de l'émetteur doivent refléter en toute transparence le fait que les actifs sont détenus pour le compte des investisseurs sukuk (5.2.5.6), évitant toute comptabilisation fallacieuse.
- Tout manquement de l'émetteur à ces engagements de transparence et de ségrégation engage sa responsabilité envers les porteurs à hauteur de la valeur des actifs (5.2.5.7), assurant une protection économique réelle de leurs droits.
Un pragmatisme mesuré qui ne saurait servir d'alibi à des montages purement formels.
Un système de sanctions responsabilisant, avec une porte de sortie par substitution
De manière générale, la norme 62 se montre intransigeante sur les transferts factices ou contestables d'actifs. Si ceux-ci s'avèrent appartenir à un tiers (5.2.7) ou retournent dans le giron de l'émetteur après la cession (5.2.8), la sanction est implacable : la vente est nulle et non avenue, l'originator doit restituer l'intégralité des fonds aux investisseurs. Un mécanisme de responsabilisation financière très fort.
Mais la norme ménage aussi une porte de sortie intelligente par substitution. Au lieu de rembourser le prix, l'émetteur peut remplacer les actifs défaillants par d'autres actifs éligibles de valeur équivalente qu'il détient en propre (5.2.7). Une souplesse bienvenue pour préserver autant que possible la continuité économique des opérations.
Même logique pour les cas de défaut de livraison des actifs par l'émetteur, par exemple suite à une perte d'agrément (5.2.9). S'il n'y a pas de faute de sa part, un "simple" remboursement du prix aux investisseurs suffit. Mais s'il est responsable, il leur doit une indemnisation à hauteur de la valeur des actifs. Un système de bonus-malus qui responsabilise fortement les émetteurs sans pour autant paralyser le marché.
Un rôle de "trustee" clairement borné pour le SPV au service des investisseurs
Autre point critique traité par l'article 5.2.6 : l'encadrement strict du rôle du Special Purpose Vehicle (SPV), cette entité ad hoc souvent utilisée pour porter les actifs au nom des investisseurs. Le texte est sans ambiguïté : le SPV doit être totalement indépendant de l'émetteur et se cantonner à un rôle de simple "trustee" (fiduciaire) au service exclusif des porteurs de sukuk. Toute immixtion de l'originator dans sa gouvernance ou ses décisions est proscrite.
C'est un verrou essentiel pour s'assurer que le SPV reste un véhicule neutre dédié à la préservation des intérêts des investisseurs. Il ne saurait être instrumentalisé par l'émetteur pour garder un contrôle de fait sur les actifs, au mépris de leur transfert de propriété. D'où l'insistance de la norme sur sa pleine autonomie juridique et opérationnelle, avec un devoir de reporting et de transparence vis-à-vis des porteurs de titres.
Une incitation forte à privilégier des SPV dédiés à chaque émission, au plus près des investisseurs, plutôt que des véhicules multi-émissions "permanents" plus opaques. Même si cela a un coût, la démarche "sur-mesure" semble davantage dans l'esprit des sukuk nouvelle génération promus par la norme 62.
Lire aussi : Révolution ou évolution : la nouvelle norme AAOIFI qui risque de secouer le marché des Sukuk
Vers une généralisation du modèle "asset-backed", au défi du réalisme économique ?
En définitive, la section 5 vise clairement à arrimer les sukuk au modèle "asset-backed", reposant sur un transfert réel d'actifs tangibles aux investisseurs. L'objectif est d'éviter les dérives "asset-based" où les actifs ne sont que l'habillage de flux financiers déconnectés de l'économie réelle. Un retour aux sources pour une finance islamique plus authentique, centrée sur le partage des risques et des profits.
Certains saluent ce coup d'arrêt au règne des montages artificiels et y voient un électrochoc salutaire. Mais d'autres pointent la complexité juridique et le surcoût qu'engendrera un "vrai" transfert d'actifs, avec le risque d'un marché sukuk à deux vitesses entre puristes et pragmatiques. Sans compter les réticences des émetteurs à se défaire de leur patrimoine et celles des investisseurs à endosser des risques accrus.
Trouver le point d'équilibre entre rigueur morale et réalisme économique : tel est le défi posé à l'industrie par la norme 62. Un texte fondateur qui a le mérite de fixer un cap exigeant, sans être inaccessible. Aux acteurs de marché d'inventer les solutions opérationnelles et les modèles économiques pour le mettre en œuvre, s'il est adopté en l'état.
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Ahmad Moussa
jan. 29, 2025Ed