INTERVIEW: Docteur Adama Dieye entre capital spirituel et économie islamique

Docteur Adama Dieye est Economiste, auteur, Docteur en finance islamique(INCEIF), ancien membre du Conseil d’Administration de la BCEAO et membre de plusieurs comités de supervision Charaique. Il est l’auteur du livre  An Islamic model for stabilization and growth paru aux éditions Mcmillan (USA). Il nous entretient sur le modèle économique islamique, ses principes et ses potentiels pour les pays africains.

IFC Mag : La prise en compte de la spiritualité, voire du capital spirituel dans la conception des politiques de développement économique est récemment devenue une préoccupation particulière dans les cercles des académiques et décideurs politiques. Comment cet impératif est pris en compte dans le système économique islamique ?

De prime abord le concept de capital spirituel peut être exploré en tant qu'élément organisateur d'une utilisation efficiente du capital social, humain et financier, voire « les effets des pratiques, croyances, réseaux et institutions spirituelles et religieuses qui ont un impact mesurable sur les individus, les communautés et les sociétés’’.

Il est important d’indiquer que dans la perspective islamique, le concept de capital spirituel est intrinsèquement intégré dans le système économique et social qui tire sa légitimité du Coran. En effet, le Coran a spécifié des règles de comportement prescrites par Allah (swt) pour tous les individus et toutes les sociétés, partout et à tout moment. Ce code de conduite régit les activités humaines dans tous leurs aspects - spirituel, moral, intellectuel, matériel et social. Ces règles ont été enseignées et appliquées par le Prophète (sawa) à Médine durant sa vie.

Plus particulièrement, Allah (swt) fixe dans le Coran les conditions nécessaires et suffisantes de réalisation de la prospérité économique avec comme condition nécessaire la foi (imane) et comme condition suffisante la piété (taqwa).

Allah (swt) prescrit également dans le Coran une règle d’or qui intime aux individus et aux collectivités de commander le respect des règles prescrites et d’interdire leur violation.

Du point de vue économique, le respect de cette règle renforcé par des mécanismes de sanctions réduit les risques associés à l’incertitude et assure une coordination sociale.

 

IFC Mag: Le capital spirituel est défini, selon vous, comme un ensemble de règles de conduite prescrites par le Coran, enseignées et pratiquées par le Prophète (saw). Comment opérationnaliser le modèle économique et sociale dérivé desdites règles de comportement immuables prescrites par Allah (swt) pour tous les individus et toutes les sociétés ? Quels devraient être les prérequis de l’implémentation d’un tel modèle ?

D’un point de vue opérationnelle, sur la base de notre expérience professionnelle et académique, la mise en œuvre du modèle économique et social islamique s’appuierait sur : (i) une exploration systématique du Coran, pour en extraire un ensemble de règles de conduite, articuler ces règles de manière à définir un cadre  institutionnel islamique de politique économique et sociale ; (ii) la traduction des règles en un ensemble de principes économiques et d'objectifs à long terme qui constitueraient la base des orientations à recommander pour les politiques économiques et sociales (iii) la conception d’un modèle analytique de simulation de politique macroéconomique et sociale qui opérerait dans le cadre institutionnel précité . Ce modèle de simulation permettrait de simuler des options de politiques et de formuler en conséquence des propositions de recommandations de politiques susceptibles de favoriser les performances économiques et sociales souhaitées par les décideurs.

Il importe de relever que les leçons tirées des études de cas sur l'introduction de la finance islamique dans un système financier conventionnel suggèrent des conditions communes nécessaires à la mise en œuvre du modèle islamique de développement économique et social. Ces conditions comprennent : (i) la détermination et l'engagement politiques à mettre en œuvre le modèle économique et sociale dérivé des règles prescrites dans le Coran, (ii) des initiateurs, des communicateurs et des campagnes de sensibilisation crédibles pour les réformes économiques islamiques envisagées, (iii) une infrastructure juridique et judiciaire favorable et (iv) une introduction graduelle et prudente des réformes pour laisser le temps de développer un large consensus pour le processus, le rendant ainsi politiquement et socialement plus durable.

 

IFC Mag: Vous avez publié en 2020 un livre sur un modèle islamique de stabilisation et de croissance économique.  Quelle est la problématique centrale abordée dans l’ouvrage ? Comment intégrer les propositions d’orientation de politiques dudit modèle dans les choix de politiques macroéconomiques et sociales des Etats africains afin d’atteindre la stabilité macroéconomique et la croissance économique tant recherchées ?

L’ouvrage aborde les questions urgentes relatives aux politiques d'ajustement macroéconomique. Il avance et explore l'idée que des modèles macroéconomiques d'ajustement et de croissance peuvent être conçus sur la base de préceptes de l’Islam qui fournissent une approche alternative aux politiques actuelles de stabilisation et de croissance pour les économies musulmanes et non musulmanes confrontées à des chocs macroéconomiques.

Le livre donne un aperçu du modèle macroéconomique de l'économie dominante (incluant l'examen des programmes macroéconomiques du FMI et de la Banque mondiale) et de celui de l'économie islamique. Avec le Sénégal comme étude de cas, la pertinence du modèle islamique est simulée à l'aide d'un cadre analytique de politique, sous les hypothèses de marchés libres et d'absence d'instruments de dette basés sur les taux d'intérêt. En utilisant la méthodologie de simulation contrefactuelle, le livre traite de la question suivante : comment l'économie sénégalaise s'ajusterait-elle en réponse à des chocs de politique économique compatibles avec les enseignements économiques tirés des règles prescrites dans le Coran ? En définitive, le livre présente une étude empirique complète, qui tente de démontrer les avantages d'un programme de stabilisation et de croissance conçu en accord avec les enseignements de l’Islam.

 

IFC Mag: Préciser le concept de « risk sharing » et son importance dans l’économie islamique. Pourquoi jusqu’à présent les institutions financières rechignent à s’engager davantage vers ce modèle de risk sharing ?

Il importe tout d’abord de rappeler deux principes fondamentaux qui régissent les activités productives et financières réelles en Islam :

  (i) la licéité du contrat «al-bay»

  (ii) l'interdiction de «al-riba» et en conséquence l’adoption du principe de partage des risques « risk sharing »

En se fondant sur un dicton du Prophète (sawa), le principe du « risk sharing » signifie que le droit au profit est en corrélation avec à la responsabilité ou le risque de perte, conformément avec le dicton du Prophète (sawa).

Une définition récente proposée par Askari et al.( 2015) est la suivante :

"Un contrat ou un arrangement sociétal par lequel le résultat d'un événement aléatoire est supporté collectivement par un groupe d'individus ou d'entités impliquées dans un contrat ou par des individus ou des entités dans une communauté ".

Une autre implication des deux principes fondamentaux est que le taux de rentabilité financière est déterminé ex post par le taux de rendement de l'activité réelle.

 

IFC Mag: Vous faites référence dans votre présentation du système économique islamique d’une approche holistique du développement basée sur trois dimensions liées et interdépendantes. Quelles sont ces dimensions ? Comment fonctionnerait ce processus d’interdépendance et de liaison de façon pratique ?

Les trois dimensions interdépendantes de l’approche holistique islamique du développement sont les suivantes :

- le développement individuel (de l’homme) par un processus d'évolution tirant l’homme de l’état d'obscurité créé par ses émotions et ses sentiments à la lumière de la pleine conscience de son Créateur, Allah (swt), au point que, avec son libre arbitre, il choisit se soumettre à la volonté de son Créateur

- le progrès matériel et la croissance. Selon le Coran Allah SWT) a créé suffisamment de ressources pour satisfaire les besoins de toutes ses créatures. En outre, Tout dans l'univers est rendu inféodé à toute l'humanité par Allah (swt). Défi pour l'être humain c’est d’acquérir plus de connaissances pour prospection et une utilisation durable des bienfaits universels

- Développement de la collectivité humaine vers l'intégration, la cohésion et l'unité. En effet, il existe un lien organique entre les changements dans la conscience des individus et les changements dans la société. De ce point de vue, le respect des règles par les individus induit un changement dynamique et positif dans la société. En particulier, le Coran accorde une attention particulière au développement de la collectivité humaine vers l'intégration, la cohésion et l'unité.

 

IFC Mag: Quel pourrait être l’apport de la finance islamique aux économies africaines et particulièrement aux pays membres de l’UEMOA ?

Il importe tout d’abord de mettre en en exergue les potentialités importantes de la sous-région pouvant être exploitées par politiques économiques et financières appropriées) pour relever les challenges économiques et sociaux :

- un marché régional de 110 millions de consommateurs (dont 54% de confession musulmane) avec ouverture sur la CEADEAO i.e. marché potentiel de 340 millions de consommateurs

- un potentiel hydroélectrique dont seulement 10% sont mis en valeur ;

- des ressources minières importantes : or, uranium, diamant, bauxite, `fer, les phosphates, le pétrole, le gaz, le manganèse, le marbre, le sel ;

- des potentialités importantes dans les filières agricoles comme le café, le cacao, le coton, les oléagineux, l’anacarde, le caoutchouc, les céréales ;

- un dispositif fiscal et un système comptable harmonisés, une harmonisation des tarifs douaniers applicables aux produits hors union ; etc. A l’évidence, après des décennies d’application du modèle conventionnel de financement dont les limites sont clairement reconnues, il parait rationnel d’investiguer d‘autres paradigmes de financement alternatif, notamment la finance islamique ;

En effet, la finance islamique globale ce sont des ressources de financement considérable, notamment, des actifs financiers conformes à la Charia projetés à 3000 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie (contre 2 100 milliards de dollars à la fin de 2016).

-une éthique des affaires fondées sur des valeurs éthiques clés prescrites dans le Coran : justice, sacralité des contrats ; loyauté, honnêteté et intégrité, bonne gouvernance et transparence, compétition certes, mais également, coopération et solidarité, protection des droits ; 

-des mécanismes uniques d’inclusion financière et de redistribution (quard hasan, Zakat institutions,waqf ) ;

-respect et protection de l’environnement, exemple de la promotion des investissements socialement responsables ; des green sukuk, etc.

En somme, un cadre de politique qui concilie performance économique, éthique des affaires responsabilité sociale et environnementale.

Evidemment mobiliser ces ressources nécessitent la mise en œuvre de politiques d’attractivité et de compétitivité performantes de l’espace régionale (incluant notamment la politique des ressources humaines.

IFC Mag: Que pensez-vous que l’initiative « Islamic Finance Conversations » puisse apporter à ces processus ?

C’est une expérience prometteuse de promotion de l’économie et de la finance initiée des jeunes fraichement sortis de l’Université et des écoles de formation. Une expérience qui fait des émules dans les autres régions de l’Afrique au Sud du Sahara, voire au-delà. En somme une expérience à soutenir par les pouvoirs publics, de jeunes de la sous-région.

Propos recueillis par Namariama Sakho,

IFC MAGAZINE du 15 Février 2022